Notes historiques du général d’Autancourt -
Lendemains de Vauchamps à Bery-au-Bac – 15 février au 5 mars 1814


« Le 15, on sonna à cheval vers 7 heures du matin, par ordre du général Guyot ; je me rendis au-dessous de la ville à l’endroit où j’avais indiqué le rassemblement de ma brigade ; mais j’étais à peine arrivé que le général Guyot m’annonça que je devais remplacer le général Lion dans le commandement des escadrons de service. Je quittai à regret ma belle brigade et me rendis au château où logeait l’Empereur ; ce château qui m’a paru vaste et de belle présentation appartient, je crois, à un chambellan de l’Empereur. L’ordre de départ fut donné bientôt après et je me mis en route avec les quatre escadrons de service d’escorte. Je devais toujours marcher à côté de l’Empereur afin de pouvoir à l’instant faire exécuter ses ordres. Nous arrivâmes à La Ferté vers midi. L’Empereur descendit à l’auberge de la Ville de Metz où je logeais toujours et où on avait à l’avance fait faire son déjeuner. Le poste que j’occupais m’appelait à manger à la table du grand maréchal Bertrand et je venais de m’y asseoir quand l’Empereur me fit demander. Sa Majesté était seule dans la chambre où j’avais logé le 21 janvier. Elle me demanda si les chevaux de son escorte étaient fatigués, si j’avais trouvé du fourrage, je satisfis à ces questions. Les chevaux étaient au bivouac dans les allées plantées d’arbres, près de l’auberge, sur la rive gauche de la Marne. J’avais fait prendre du fourrage à d’immenses meules d’approvisionnement destinées pour l’armée et qui avaient été établies à droite de la route de Montmirail, près de l’hôtel de Condé. L’Empereur me fit ensuite d’autres questions et me demanda en coutre combien il fallait de temps pour que les chevaux des escadrons pussent manger et soient en état de se remettre en marche pour Meaux. Je demandais deux heures parce que nous étions arrivés au trot. Sa Majesté fixa alors l’heure de son départ et me dit : Sois à cheval à 2 heures. L’Empereur après m’avoir ainsi donné ses ordres, m’a dit avec cette bonté et cette bienveillance qu’il accordait souvent à ceux qui avaient le bonheur de le voir de près, que je devais moi-même aller déjeuner et faire partir un détachement qui l’attendrait à Saint-Jean-les-Deux-Jumeaux, parce que nous allions à Meaux. Je me retirai et l’Empreur fit appeler d’autres officiers. Je retournai à la table du grand maréchal où se trouvaient les aides de camp et tous les officiers de service, et je déjeunai fort bien et surtout fort vite.

Nous montâmes à cheval à l’heure indiquée et arrivâmes à Trilport vers 4 heures. Le beau pont sur lequel on y traverse la Marne avait été détruit par le duc de Tarente qui l’avait fait sauter, ainsi que celui de La Ferté, en se retirant sur Meaux. On travaillait à en établir un au-dessus du pont détruit pour le passage de l’armée, mais l’Empereur ayant passé dans un bateau, se rendit à Meaux au galop avec quelques lanciers polonais et quelques chasseurs qui étaient passés de diverses manières. Je ne pus réunir les escadrons d’escorte que quelques moments après et je me rendis avec la plus grande célérité au Quartier-Impérial établi à l’évêché… [1]»

16 février
Le général d’Autancourt remplace le général Lion à la tête des escadrons de services depuis la veille.
Polonais 6 officiers, 69 hommes de troupe
Chasseurs 5 officiers, 90 hommes de troupe
Draguons 5 officiers, 92 hommes de troupe
Grenadiers 6 officiers, 96 hommes de troupe

Montereau
« Le général Lion, commandant les quatre escadrons de service près de l’Empereur, ayant été légèrement blessé le 14 février, à Vauchamps, le général Dautancourt fut appelé au commandement de ces escadrons le 15 au matin, à Montmirail, et quitta ainsi le commandement de la brigade des vieux dragons et vieux grenadiers.

Ce fut à la tête de trois de ces escadrons de service (les Polonais, les chasseurs et les dragons, l’Empereur ayant conservé près de lui les grenadiers) que le général Dautancourt passa le pont de Montereau le 18 février et déboucha dans la plaine, entre l’Yonne et la Seine, sur la route de Bray. Il y fut battu en front pas une grêle de boulets et d’obus, tandis que l’ennemi, qui se retirait par la rive gauche de l’Yonne, le canonnait et le prenait en flanc et l’écharpe. Cette position n’était pas tenable longtemps. Mais il fallait manœuvrer pour donner à l’armée le temps de déboucher; aussi les escadrons reçurent-ils ce feu avec le plus grand calme, malgré la perte de plusieurs braves, perte qui eût été plus considérable si le terrain humide n’eût englouti une forte partie des projectiles ennemis et surtout si son feu eût été mieux dirigé ».

« Le 28, nous partîmes de Villiers vers 8 heures du matin et nous arrivâmes vers 9 heures à Semoine, village situé presque à la source de la rivière des Auges, sur le chemin de Sézanne à Vitry ; quelque cavalerie ennemie, commandée par un certain Tettenborn, s’était montrée dès le matin dans ce village et en avait été chassée par notre avant-garde ; elle s’était retirée sur le village nommé Euvy, à moitié chemin de Fère-Champenoise. Nous marchâmes sur elle, mais elle continua de se retirer. Nos tirailleurs se mêlèrent pourtant auprès de la Chapelle de Callibordet et nous tuâmes quelques-uns de ces brigands qui faisaient peur aux filles et aux femmes. Mais je fis moi-même lè une perte bien sensible : un trompette nommé Autonini, qui m’était attaché en cette qualité comme ordonnance de confiance depuis longtemps. Au milieu des tirailleurs il reçut une balle qui traversa sa buffleterie et lui entra dans la poitrine. Le chef d’escadron Skarzinski et un sous-officier le prirent par le bras et voulaient le tirer de la mêlée, mais il tomba et fut encore percé de quelques coups de lance : il expira aussitôt. Ainsi mourut sous mes yeux, car le régiment n’était point engagé, mais seulement des tirailleurs parmi lesquels je me trouvai avec le général Krasinski, un beau jeune homme d’une bravoure et d’une audace peu communes. Je l’avais fait décorer de l’aigle de la Légion d’Honneur en 1813 et je venais de le nommer brigadier. Il était Piémontais et trompette au 26e Régiment de Chasseurs ; il était passé dans notre régiment en cette qualité et sur notre demande. Il avait ma confiance et, toujours près de moi, il avait échappé à des actions beaucoup plus graves et plus meurtrières et tomba de la main d’un lâche qui fuyait.

Cependant cette cavalerie ne tenait pas devant nous car notre régiment avait été laissé seul dans la plaine, pour protéger le passage du Quartier-Général qui, marchant sur Sézanne, avait déjà gagné beaucoup sur nous. Bientôt après nous reçûmes ordre de rejoindre la route et, comme je commandais le régiment (polonais) le général Krasinski s’amusait à tirailler ; j’effectuai la retraite en échelons par escadrons vers Corroy, village sur le chemin de Sézanne. Quand l’ennemi nous vit partir, il sembla reprendre courage, il devint plus nombreux que nous quoiqu’en dise Beauchamp et je crus un moment qu’il essayerait de nous charger, je le désirais ; l’aplomb de nos manœuvres et l’attitude des chevau-légers me faisaient garantie que nous le battrions ; il n’osa et voyant que je me reportais en avant, se retira de nouveau. Nous reprîmes donc notre marche en retraite par échelons. J’aperçus alors sur les hauteurs de Gourgançon, un corps de cavalerie de ligne qui se formait. Voyant que dès lors le chemin était protégé et sûr, que l’ennemi ne s’était présenté que pour observer notre mouvement et se retirait lui-même sur Vertus, nous nous remîmes en marche en colonne de route et reprenant le trot, nous rejoignîmes la division de Vieille Cavalerie au-delà de Pleurs et fîmes halte devant Sézanne : il pouvait être 1 heure après-midi environ. Nous reçumes ordre de faire manger les chevaux autant qu’il serait possible, car le fourrage était devenu rare dans les environs. Les trompettes nous firent du feu tout en déplorant la perte de leur brave camarade Anonini et nous déjeunâmes de nos provisions et de celles qu’avait la cantinière Lassaux [3] ».

« Vers 3 heures, nous nous remîmes en marche : un brouillard humide annonçait le dégel et déjà les chemins devenaient mauvais. Arrivés près du château d’Esternay, nous apprîmes que l’Empereur devait y passer la nuit. La division de Vieille Cavalerie dont nous faisions partie reçut ordre de se rendre au village de ce nom. Nous y arrivâmes à la nuit et les bivouacs furent marqués pour chaque régiment. Je me plaçai moi-même près d’une petite maison dans laquelle je ne voulais pas entrer ; nous y construisîmes un petit abri en bois et fîmes de bons feux. Cette maison est au nord-est du village, sur un terrain assez élevé ; nous avions fait un léger repas et je m’étais endormi lorsque vers 10 heures, je reçus l’ordre de me rendre avec un détachement de mon régiment des chasseurs et des dragons au petit village nommé Les Pâtis, séparé d’Esternay-le-Franc par un petit ruisseau qui tombe là-même dans le Grand Morin, afin de faire éclairer et surveiller les chemins de Montmirail. Il fallut du temps pour faire monter à cheval les hommes qui étaient très fatigués et je n’arrivai aux Pâtis, qui n’est pas éloigné d’Esternay de plus d’une demi-lieue que l’obscurité rendit fort longue, que vers minuit.

Ce village dans lequel il y a de jolies maisons, était occupé par de l’infanterie de la Garde. J’établis mes bivouacs sur un plateau assez élevé entre le village, le Grand Morin et la chaussée ou levée qui part du château D’esternay et forme le chemin de La Ferté-Gaucher, et je plaçai un poste au ruisseau, sur le chemin de Montmirail, après quoi j’entrai dans une maison que Rousselet nous trouva et qui était occupée par des officiers de gendarmerie. Nous y dormîmes sur un peu de foin jusque vers 5 heures du matin que je fis partir une patrouille que je chargeai de marcher sur le chemin de Montmirail et d’y prendre si on le pouvait des nouvelles de l’ennemi[4] ».

1er mars
« Le 1er, la patrouille dont je viens de parler n’ayant rien appris, à 8 heures nous nous mîmes en marche, traversâmes le Grand Morin sur la jetée qui arrête ses eaux et forme un étang considérable, et prîmes le chemin de La Ferté-Gaucher. Le dégel avait continué toute la nuit, il pleuvait même encore et les chemins étaient mauvais.
Dans cette matinée, le général Krasinski reçut, du prince de Neufchâtel, un paquet contenant beaucoup de lettres d’avis de nominations dont la Légion d’Honneur. Il accourut m’embrasser et me remit celle de commandant. Tous les officiers bientôt après vinrent me féliciter ; je pus à peine lire par rapport à la pluie et je remarquai qu’elle portait la date du 27 février, tandis qu’elle aurait dû porter celle du 11.



Comme nous arrivions à La Ferté-Gaucher, où nous traversâmes encore le Grand Morin, nous eûmes un spectacle qui nous divertit beaucoup : ce fut une troupe de femmes armées de faux et de fourches, conduisant une soixantaine de soldats russes, prussiens, etc.. arrêtés et faits prisonniers par les habitants. Ces femmes arrivaient par le chemin de Provins ; je crois qu’on les présenta à l’Empereur. Au-delà de La Ferté, nous fîmes halte dans une prairie ; l’ordre fut donné de faire manger les chevaux. La pluie continuait, les chemins et le temps étaient affreux[5] ».

« Nous restâmes près de deux heures dans cette position et marchâmes ensuite sur Rebais petite ville située sur le ruisseau de Rabouvel, qui me parut assez jolie et dans laquelle en passant on trouva à nous acheter du pain et du vin. En sortant de cette ville, nous suivîmes une route bordée d’arbres : elle est belle, droite, et assez bien entretenue. Bientôt nous fîmes halte, entendant devant nous et particulièrement à gauche, des coups de feu ; un moment après, tournant subitement sur cette gauche, nous prîmes dans les terres par des chemins affreux. Nous apprîmes en marche que le détachement des Éclaireurs du régiment, qui se trouvait à l’avant-garde, sous les ordres du chef d’escadron Skarzinski, avait surpris une arrière-garde russe et prussienne, cantonnée avec un convoi de voitures de vivres dans plusieurs villages entre Rebais et Jouarre. Ces pillards surpris presque partout à table avaient été sabrés ou pris ainsi que leur bagage et plus de 200 chevaux de trait et de selle; parmi ces derniers s’en trouvaient de forts beaux et nos éclaireurs ainsi que leurs officiers, se remontèrent avantageusement. Ces chevaux étaient gras à lard ; ils mangeaient, d’après ce qu’on voyait, plus et mieux que les nôtres. Le grand maréchal du Palais fi lui-même demander ces chevaux et ordonna que tous ceux de trait fussent remis à l’artillerie. Cette affaire fit honneur à nos éclaireurs qui se conduisirent avec une vigueur qui nous fit le plus grand plaisir. Les officiers ennemis étaient véritablement stupéfaits de se trouver pris au milieu de l’armée française qu’ils croyaient fort loin, et ne revenaient pas de leur étonnement.

Cependant la pluie continuait : les chemins devenaient de plus en plus mauvais. Cette marche longue et fatigante fut une des plus pénibles que l’armée eut à faire; je ne sais comment l’infanterie et l’artillerie purent s’en tirer. Il fallut que chaque homme fût un héros de courage, de patience et de résignation; elle fut, je crois, plus mauvaise encore que celle du 8 février et les chemins et le temps plus affreux. (Il faut que ce soit vrai puisque Beauchamp en convient).

Nous arrivâmes enfin à la nuit à Jouarre où nous logeâmes; partie du régiment fut à couvert, partie, et ce fut la plus considérable, fut au bivouac. Je logeai avec le général Krasinski dans une grande ferme ou vieux château à l’ouest du village, non loin de la route qui descend à La Ferté, et une forte partie du régiment fut mise au bivouac dans des jardins enclos de haies et où il me parut y avoir beaucoup d’arbres fruitiers.

Je n’aimais pas à loger avec le général Krasinski, parce qu’il y avait près de lui trop d’officiers d’ordonnances, et en général ils exigeaient beaucoup trop de vivres et autres choses des habitants qu’ils ne payaient pas. En un mot sa maison consommait prodigieusement; il y avait même du gaspillage et rien de tout cela n’entrait dans mes principes, car je conservais au contraire les maisons dans lesquelles je logeais; mais ici je ne pus faire autrement et le général Krasinski, de la bonté de qui on abusait, voulut que je logeasse avec lui : il fallut y consentir. Son cuisinier nous fit un bon souper; nous étions au moins 8 ou 10 à table. Nous eûmes des lits dans notre chambre, mais je préférai coucher près du feu sur de bonne paille[6] ».

« Le 2, le dégel continuait. Nous passâmes cette journée dans notre chambre noire et enfumée. Nous étions les uns sur les autres, tant le général Kasinski avait d’officiers près de lui. Outre cela il lui vint de nombreuses visites d’officiers polonais d’autres régiments, entr’autres un nommé Hupé, major, qui intriguait pour obtenir un régiment. À peine si dans ce brouhaha je pus trouver le moment d’écrire, sur mon genou, une lettre à ma femme. À la nuit nous reçumes l’ordre de monter à cheval et de nous rendre à La Ferté. Nous descendîmes des hauteurs de Jouarre et passâmes le Petit Morin et, le pont sur la Marne n’étant pas rétabli, nous nous plaçâmes au bivouac dans le terrain renfermé entre les routes de Paris, de Montmirail et la rivière, près l’auberge de Condé, au-dessous des approvisionnements de fourrage dont j’ai parlé le 15 février. Nous nous attendions à passer à tous instants, mais le pont ne fut guère praticable que le lendemain et nous passâmes ainsi la nuit, dormant par intervalles sur de la paille humide, et presque sans feu[7] ».

« Le 3, nous traversâmes la Marne au point du jour, presque un à un, filant comme chacun pouvait sur le pont, dans les intervalles ou à côté des pièces de canon et des voitures d’artillerie. Le pont était établi près de l’hôtel de Metz. Pavenus au haut de la montagne sur la route de Château-Thierry, nous eûmes ordre d’arrêter et de faire déjeuner les chevaux. Nous nous plaçâmes à gauche de cette route, dans un terrain clos de haies, environnée de jardins et de maisons qui bordent la route et on fit en sorte de trouver du fourrage. Nos entrâmes dans une maison où, je crois, on vendait ordinairement à boire ; elle avait été entièrement dévastée et cependant les malheureux habitants y étaient encore. Nous y fîmes faire du feu et la femme de cette maison parvint à nous trouver un peu de pain et d’eau-de-vie ce qui, avec des viandes froides que nous avions, nous suffit pour déjeuner. Il était au moins 9 heures lorsque nous nous rem^mes en marche, traversâmes Montreuil-aux-Lions. Vers 2 heures nous arrivâmes à Château-Thierry. (Voir le Miroir du 9 octobre 1822 qui annonce la formation d’un village ou hameau nommé Moskou entre Montreuil-aux-Lions et Château-Thierry). Nous fîmes halte avant d’arriver au pont. Le Quartier-Général de l’Empereur fut établi dans cette ville que nous quittâmes vers 3 heures pour prendre la route de Soissons. Ce fut un spectacle douloureux et qui nous remplit d’indignation que de voir, en sortant de Château-Thierry, combien cette ville avait souffert du pillage de l’ennemi. (Voir Beauchamp qui en convient, tome I p.279 et suivantes et le Journal général de France, 12 février 1819). Il n’existait presque plus aucune porte ni fenêtre aux maisons ; tout avait été saccagé par ces bandes de barbares et les femmes livrées à toutes espèces d’outrages et de débauche. Le général Nansouty qui commandait toujours la cavalerie de la Garde, marchait avec nous… [8]»

Berry-au-Bac, 5 mars
« Le 5, la cavalerie de la garde, toujours commandée par le général Nansouty, arriva devant Berry-au-Bac vers deux heures de l’après-midi. Le chef d’escadron Skarzinski, qui commandait l’avant-garde des lanciers polonais, se précipita sur le pont défendu par une division de cavalerie ennemie et deux pièces de canon et l’enleva. La division de cavalerie de la garde suivit. L'impétuosité de l'attaque fut telle que l'ennemi ne put faire qu'une faible résistance. Il essaya cependant de se rallier au-delà de la Miette dans la plaine qui s’étend de Ville-aux-Bois au grand Jusincourt. Mais, chargé de nouveau par le brave Skarzynski et voyant toute la division prête à fondre sur lui, il fut mis dans une déroute si complète que je ne crois pas qu'on n'ait jamais vu de cavalerie fuir avec un abandon aussi désespéré; pendant plus de deux lieues que·dura la poursuite, aucun de ces cavaliers russes ne fit mine de regarder derrière lui. Parmi les prisonniers se trouvait un prince russe, nommé Gagarine, qui déclinait son titre à tue-tête.

Il est utile de faire ici mention d’un fait particulier au brave chef d’escadron Skarzinski, dans cette journée déjà si honorable pour lui. Après le passage de l’Aisne et dans la chaleur de la poursuite, cet intrépide officier supérieur arracha des mains d’un Cosaque une lance très forte; de ce moment il abandonna son sabre : jeune et très robuste, il ne se servit plus à son tour que de cette arme redoutable particulièrement dans une déroute semblable, et qu’il était connu dans le régiment pour manier avec une adresse et une dextérité surprenante. Il assommait de coups de travers ces misérables fuyards, en perçait d’autres : imité en cela par quelques autres officiers, leur exemple enflammait les lanciers. La perte de l’ennemi fut grande. La route et ses côtés étaient couverts de lances et le général Dautancourt en fit ramasser beaucoup qui servir à armer ceux de ses lanciers qui avaient eu les leurs cassées, brisées ou perdues.

M. Skarzinski fut, en récompense de sa valeureuse conduite, nommé baron de l’Empire et l’écu des armes qui lui furent accordées porte un pont dans un de ses quartiers[9] ».

Une autre version légèrement différente nous est donnée par Brunon :
Le 5 mars au matin, à Fismes, après avoir reçu la fâcheuse nouvelle de la chute de Soissons, Napoléon ordonna à Nansouty de se lancer sur Berry-au-Bac; et de s'emparer du pont; celui-ci étant le premier après celui de Soissons, son occupation s’imposait au plus vite. Grâce à l'inertie de l'ennemi, tandis que le général Corbineau enlevait Reims avec l'appui des Éclaireurs du général Laferrière-Levèque, faisant prisonniers un millier d'hommes du Corps de Wintzingerode, le général Nansouty, avec sa cavalerie et les Polonais du général Pac qui venaient de rejoindre, rencontra les Cosaques en avant du pont et s'empara de celui-ci.
« L'impétuosité de l'attaque fut telle que l'ennemi ne put faire qu'une faible résistance… Chargé par le brave Skarzynski — du 3e Éclaireur — et voyant toute la division prête à fondre sur lui, il fut mis dans une déroute si complète que je ne crois pas qu'on n'ait jamais vu de cavalerie fuir avec un abandon aussi désespéré; pendant plus de deux lieues que·dura la poursuite, aucun de ces cavaliers russes ne fit mine de regarder derrière lui. Parmi les prisonniers se trouvait un prince russe nommé Gagarine, qui déclinait son titre à tue-tête[10] ».


Notes


[1] Mathieu, p.246-247.
[2] La Sabretache, p. 283.
[3] Mathieu, p. 304-305.
[4] Mathieu, p. 307.
[5] Mathieu, p. 308.
[6] Mathieu, p. 309-310.
[7] Mathieu, p. 315.
[8] Mathieu, p. 327-328.
[9] La Sabretache, p. 283-284.
[10] Brunon, p.60.