La tactique - « Enfants de la Révolution héritiers des Lumières »

Cette longue introduction nous amène à la Révolution française et aux guerres qui vont en découler jusqu’en 1815. Les évolutions décrites plus haut vont s’accélérer, mais les positions extrêmes sur l’emploi des troupes vont laisser place au pragmatisme. Plus question de réduire le combat à une série de fusillades ou à un corps à corps à la baïonnette. En France, devant les nécessités de la guerre continuelle de 1792 à 1815, les idées déraisonnables des théoriciens de la grande querelle cèdent le pas au réalisme des généraux sortis du rang.


Structure de l’infanterie française
Dans les armées de l’époque, que ce soit pour l’infanterie, la cavalerie ou l’artillerie, les soldats sont incorporés — enrégimentés — dans un régiment.

L’infanterie française compte à la fin de l’Empire 145 régiments d’infanterie de ligne et 35 régiments d’infanterie légère. Le régiment d’infanterie se subdivise en bataillons qui constituent la plus petite unité de manœuvre sur le champ de bataille. Comme ils sont de taille similaire pour tous les belligérants, c’est le bataillon qui constitue « l’unité de mesure » de l’envergure de l’infanterie d’une armée. À partir de 1808, les régiments d’infanterie français sont ainsi composés :

« Nos régiments d'infanterie de ligne et d'infanterie légère seront à l'avenir composés d'un état-major et de cinq bataillons; les quatre premiers porteront la dénomination de bataillons de guerre et le cinquième, celle de bataillon de dépôt » [1].

Chaque régiment se retrouve alors avec un effectif théorique total de 3970 hommes, dont 108 officiers. Le nombre de compagnies par bataillon est ramené à six, chacune à 140 hommes : 4 compagnies/pelotons de fusiliers (appelés chasseurs pour l’infanterie légère), 1 compagnie de grenadiers (carabiniers pour l’infanterie légère) et 1 compagnie de voltigeurs[2]. La compagnie des grenadiers et celle des voltigeurs constituent l’élite du bataillon.

Les régiments sont régulièrement fragmentés et les bataillons sont envoyés en campagne sur divers front, mais combattent sous leur numéro régimentaire. Ainsi, plusieurs régiments sont présents à la fois en Espagne et en Allemagne. Quant à l’aigle, c’est-à-dire le drapeau régimentaire, il reste toujours là où il y a le plus de bataillons réunis.

La Garde est différemment pourvue, selon le décret du 16 janvier 1809, les bataillons sont constitués de quatre compagnies de 200 hommes [3].

Mais revenons quelques instants à la campagne de France. Bien que dans toutes les armées, à toutes les époques, les effectifs maximums autorisés ne sont pratiquement jamais atteints; en 1814, les bataillons sont particulièrement anémiques. Nous retrouvons des corps de quelques milliers d’hommes. Le 6
e corps du maréchal Marmont en constitue une bonne illustration.

Pour le 10 février, à la bataille de Champaubert, Marmont écrit :  « La force de mon corps d’armée, en hommes présents sous les armes, était ce jour-là de trois mille deux cents (3200) hommes d’infanterie, représentant cinquante-deux (52) bataillons différents, et de quinze cents (1500)chevaux » [4]. Marmont exagère peut-être un peu, ça lui arrive, mais son décompte ne s’éloigne pas beaucoup de celui de l’état-major de ce corps, qui donne un total de 4111 hommes.

Des divisions[5] d’infanterie n’ont même pas la taille d’un régiment, comme le met en lumière la 8e division du général Ricard. Le 25 janvier 1814, elle compte 2917 hommes répartis comme suit (officiers/soldats) :

..........3e bataillon/2e léger (14/98)
..........3/4e léger (17/119)
..........2/6e léger (17/180)
..........3/9e léger (20/110)
..........2/16e léger (19/180)
..........1/22e de ligne (19/262)
..........3/40e de ligne (19/204)
..........2/50e de ligne (17/173)
..........69e de ligne (21/76)
..........1/136e de ligne (22/560)
..........1/138e de ligne (19/89)
..........1/142e de ligne (20/75)
..........1/144e de ligne (23/283)
..........1/145e de ligne (23/238)

Nous sommes donc ici bien loin des bataillons de plus de 800 hommes que prescrit le Décret impérial. Tout au long de la campagne, de nouvelles formations se regroupent dans les dépôts, constituées en colonnes et envoyées vers le front. Plutôt que d’êtres répartis au sein des unités en sous-effectifs, ces renforts semblent avoirs été intégré tel quel au sein des « corps » et « division ».


Les formations et la tactique de l’infanterie - ligne et colonne

Le Règlement concernant l’exercice et les manœuvres de l’infanterie, du 1er août 1791 constitue un aboutissement par le refus de trancher entre les partisans de la colonne et ceux de la ligne, laissant le choix de l’emploi de l’ordre mince ou de l’ordre profond au jugement du commandant sur le terrain. À cet égard, il constituera une boîte à outils permettant l’évolution des troupes sur le champ de bataille et non pas une doctrine d’emploi. Ce règlement restera en vigueur dans les armées françaises jusqu’en 1831, il sera traduit, utilisé, copié et adapté par plusieurs armées européennes et américaines. Il a fait l’objet de bien des critiques, mais en définitive, « le règlement de 1791 suffit à tous les besoins de la guerre, depuis 1792 à 1815, et les modifications de détail qu’on a voulu y apporter ne touchaient pas à l’ensemble » [6]. En émancipant les chefs subalternes d’une doctrine rigide, le Règlement contribuera de façon importante aux succès des Armes françaises pendant la quinzaine d’années qui suivra sa publication. Par la suite, les ennemis de la France s’adapteront et combleront leur retard.

Beaucoup d’historiens ont conclu que les succès tactiques de l’armée française étaient alors imputables à l’utilisation de la colonne pour l’attaque. Or les écrits de l’époque sont plus nuancés. Les généraux issus de la Révolution font usage de la ligne ou de la colonne selon les besoins. « Ils sont tout à fait éclectiques, et, si Lannes paraît incliner plus volontiers vers l’ordre mince, Soult vers l’ordre profond, il n’y a là que nuance » [7]. Napoléon abonde dans le même sens, c’est pourquoi il intervint rarement pour imposer à ses commandants de corps ou de division une formation particulière en vue d’une bataille : « Ce n’est pas parce qu’une bataille se compose d’une alternative de combats et de marches, qu’il faut être en colonne ou en ligne, c’est parce que les circonstances de l’attaque ou de la défense exigent que l’on soit en ligne ou en colonne »[8]. L’image ci-dessus est tirée du tableau le Combat d'Eylau, attaque du cimetière 7 février 1807 de Simon Fort. Nous pouvons distinguer deux bataillons en ligne, c’est-à-dire en bataille(A); et plusieurs bataillons en colonne de divisions(B et C).

Le combat par le feu exerce son empire sur le champ de bataille. Comme au siècle précédent, le déploiement en ligne ou formation en bataille permet de présenter à l’ennemi une ligne de feux et d’en maximiser la puissance. Le problème de cette formation pour d’attaque est qu’il est extrêmement difficile de garder les rangs alignés pendant l’avance. La difficulté augmente encore lorsque le terrain est accidenté. Napoléon écrit à Sainte-Hélène que les « charges en ligne à la baïonnette sont rares; le bataillon, pour charger, se forme en colonne »[9]. Cependant, les attaques en ligne, à la baïonnette, existent : « on ne doit jamais hésiter à marcher contre l’ennemi à l’arme blanche, si le terrain est propice à une charge en ligne d’un ou de plusieurs bataillons à la fois »[10].


Gros plan sur le combat au corps à corps entre deux ligne d’infanterie à la Bataille de Chiclana, près de Cadix, le 5 mai 1811 par le général Lejeune. Le véritable corps à corps est exceptionnel, la plupart du temps les deux formations s’arrêtent pour se fusiller à courte distance, ou encore celle au moral le plus faible prend la fuite.



Dans le Règlement français, le bataillon en ligne est normalement formé sur trois rangs à 4 pieds l’un de l’autre et ce jusqu’en octobre 1813. Par la suite, étant donné la taille réduite des bataillons français, il est fort probable que la formation sur deux rangs, conformément au Règlement, ait été employée, « Lorsque le nombre de files sera au-dessous de douze, le peloton sera formé sur deux rangs (...)[11] ». Selon le Décret de 1808, un bataillon en ligne à effectif complet présente un front d’environ 120 mètres.





La planche I du Règlement illustrant un régiment de deux bataillons formés en bataille, c’est-à-dire en ligne. Notons que les bataillons représentés ici comptent neuf pelotons. Le nombre de pelotons par bataillons sera réduit à six à la suite du Décret impérial du 18 février 1808.


Le feu s’effectue sur deux rangs, le troisième devant recharger les armes pour le second. Or, contrairement ce que prescrit le Règlement, il semble que l’usage veuille que seuls les deux premiers rangs fassent feu à volonté. « Les feux de deux rangs ou feux de file sont absolument les seuls, à quelques mouvemens près, qui offrent, à l’infanterie bien exercée au maniement des armes, un avantage infiniment plus marquant que ceux précités. Le troisième rang, pendant la durée de ces feux, passe son arme à l’homme du deuxième rang : cet échange se fait avec répugnance, et celui-ci tire avec moins de confiance le fusil qu’il n’a pas chargé lui-même »[12].

L’un des plus grands apports du Règlement est le développement d’une colonne véritablement mobile dans toutes les directions, sans commandement, en suivant simplement le chef. Les troupes arrivent en colonne sur le champ de bataille et adoptent la formation en bataille lorsqu’elles sont près de l’ennemi. Quant aux réserves, elles restent en colonne afin d’être engagées rapidement. La flexibilité de la colonne permet au commandant de mouvoir les troupes facilement soit pour contrer l’adversaire ou pour obtenir la supériorité sur un point du dispositif adverse. « (…) toute la tactique militaire réside dans la science de ployer avec célérité les troupes en colonnes, de les faire marcher déployées en bataille, je m’attacherai principalement à démontrer l’utilité de faire mouvoir des lignes entières par de simples mouvemens en colonne de bataillons sur une ou deux lignes, et à exécuter par ce moyen tous les changements de front, soit de pied ferme soit en marchant, qui renferment en général les principaux mouvemens dont on fait usage pendant la guerre »[13].


La planche XI, Figure 2 du Règlement. Représente un bataillon se ployant sur une division de l’intérieur en colonne serrée, la droite en tête. Les divisions en ligne (blanc) de ce bataillon passent en colonne (résultat final en noir).



Sur ce tableau de Théodore Jung représentant la Bataille d'Oporto, 29 mars 1809, 9 heures du matin, nous apercevons clairement au premier plan les bataillons en colonne en attente. D’autres bataillons, au milieu de la toile, se déplacent vers la ligne de bataille visible par l’écran de fumée blanche qui s’en dégage.


La colonne utilisée au combat, la colonne de division[14], est en fait une série de lignes. La distance entre chaque division est variable, elle peut être entière ce qui correspond à la largeur de cette division (distance entière) à demi distance (distance de peloton), ce qui lui permet de manœuvrer facilement, de changer de front, de passer en ligne ou en carré. La colonne peut aussi être serrée, on l’a dit alors en masse, mais cette formation s’emploie rarement, car la marche est pénible, au moindre accident de terrain le désordre s’installe et le contrôle des officiers est presque impossible. Par contre, la colonne à distance de section (demi-peloton) est souvent employée pour l’attaque.

De façon générale, la colonne permet aussi de déployer facilement l’artillerie dans les intervalles et de laisser passer la cavalerie au besoin. Elle constitue toutefois une cible de choix, en particulier pour l’artillerie, sa puissance de feu se trouve aussi réduite en raison du nombre de fusils pouvant tirer à partir de son front.

Quel est le front occupé par ce bataillon sur le champ de bataille? Un peloton à effectif réglementaire de 140 hommes, formé sur trois rangs, qu’il soit déployé en ligne ou en colonne a un front d’environ 40 hommes. La longueur de ce front est de 20 mètres, ou 50 centimètres par homme. Ce bataillon en colonne de division aura un front de 40 mètres.




En haut, un bataillon monte à l’assaut lors de la Bataille de la Moskowa, le 7 septembre 1812 (seconde attaque de la grande Redoute), par Louis François Lejeune. Ce bataillon est en colonne de division à distance de section, les trois divisions (regroupement de deux pelotons) sont représentées. Le front couvert par ce bataillon est d’environ 40 mètres. En bas, un bataillon de la Vieille Garde donne l’assaut aux Russes à la bataille de Montmirail. Ce bataillon de grenadiers est ici représenté en colonne serrée, en masse. Lithographie d’après le tableau d’Horace Vernet, la Bataille de Montmirail. A Sainte-Hélène, le général Bertrand a noté cette réflexion de Napoléon : « Les idées ne sont pas fixées aujourd’hui sur la manière d’attaquer. Un général ne sait jamais s’il doit attaquer en ligne ou en colonne. S’il attaque en ligne, il est faible contre une attaque de cavalerie, cela est très dangereux. Si vous attaquez en colonne, vous n’avez pas de feux. A Waterloo, la Garde n’a pas eu le temps de se déployer, n’a pas fait feux, ce qui a occasionné la déroute. »[15]

Les véritables combats à la baïonnette entre deux formations étaient plutôt rares. Les assauts se terminaient le plus souvent par un échange de tir ou par la retraite en désordre de la formation au moral le plus faible et non pas en mêlée. Évidemment, la formation qui se débande risque de se voir annihiler par la poursuite qui s’en suit.

« L’ordre en colonne est un ordre de combat lorsque les circonstances le requièrent; c’est pour cela que notre tactique nous donne le moyen de passer rapidement de l’ordre mince à l’ordre profond. Il faut marcher, si l’on craint la cavalerie, en colonnes, à distance de peloton, afin de pouvoir former le bataillon carré par peloton à droite et à gauche en bataille. »[15]




Notes

[1] Art. 1 - Décret impérial du 18 février 1808, cité dans Pigeard, 2002.
[2] Dans l’armée française, peloton et compagnie sont souvent synonymes. La compagnie est une subdivision administrative, le peloton une subdivision tactique. Ainsi, selon le décret du 18 février 1808, le 1er peloton est constitué de la compagnie des grenadiers, le 2e peloton de la 1re compagnie de fusiliers… le 6e peloton de la compagnie des voltigeurs.
[3] Pigeard, 2005.
[4]
Mémoires du Duc de Raguse, Livre XIX, p.50.
[5] Généralement une division d’infanterie regroupe sous l’Empire quatre régiments de 2 bataillons chacun.
[6] Colin, 1902, p. 78.
[7] Idem, p. 75.
[8]
Correspondance, tome XXXI, p.415.
[9] Idem, p. 439.
[10]
Mémoires du maréchal Ney, tome 2, p.410.
[11]
Règlement, introduction à l’École du peloton, p.65.
[12]
Mémoires du maréchal Ney, tome 2, p.407-408.
[13] Idem, p.354-56.

[14] Le regroupement de deux pelotons d’infanterie forme une « division ». Attention à la confusion engendrée avec le rassemblement de plusieurs régiments sous cette même appellation. Comme le dit Jomini « (…)le langage militaire laisse à désirer, du moins dans la langue française. On donne le même nom de divisions à des corps de quatre régiments et à des fractions de deux pelotons, ci qui est absurde. (…) il importe pour toutes les armées que l’on trouve deux termes différents pour exprimer deux choses aussi différentes qu’une division de 12 bataillons, ou une division de 2 pelotons (un quart de bataillon) ». Jomini, Précis de l’art de la guerre, p.383. Jomini a été écouté, dans les armées contemporaines la division de 2 pelotons est tombée dans l’oubli…
[15] Général Bertrand,
Cahiers de Sainte-Hélène, Journal 1816-1817, Éditions Sulliver, Paris, 1951, p.290.
[16]
Correspondance, tome XXXI, p.415.