L’héritage du XVIIIe siècle…

La période des guerres de la Révolution et de l’Empire (1792-1815) a été marquée par des changements importants — certains auteurs utilisent le terme révolutionnaire — dans la façon d’employer les troupes sur le champ de bataille. Les armées sont alors constituées de trois armes : l’infanterie, la cavalerie et l’artillerie. Au XVIIIe siècle, la « guerre en dentelles » se caractérise par la disposition des troupes en ordre linéaire afin de maximiser la puissance de feu des fusils à silex, armes normales de l’infanterie chargées par la gueule avec de la poudre noire.

Ces fusils avaient une portée très réduite d’environs 300m, une précision très aléatoire — un écart de 1m sur 100m se crée pour le fusil français modèle 1777, ce qui ramène la zone de tir utile à 75m — et un chargement lent, permettant une cadence de tir de 2 coups à la minute, voire de 4 coups à la minute pour les troupes d’élite. Cependant, en utilisant l’effet de masse et le feu de salve à courte distance, les résultats pouvaient être dévastateurs, d’où la disposition des troupes en ligne afin de permettre à un maximum de fantassin d’utiliser le fusil.


Le fusil français modèle 1777 avec sa baïonnette.

Avant la création du système divisionnaire, déployer une armée de plusieurs milliers d’hommes sur une ligne de trois ou quatre rangs, exiger que la troupe demeure immobile devant le tir ennemi et conserver le contrôle du feu nécessitent un haut de degré de discipline dont l’archétype est atteint par l’armée de Frédéric II, avec le fameux drill prussien. Cette discipline engendrait une rigidité tactique énorme et lorsque désorganisé, il devenait presque impossible de reformer les rangs et de retrouver « l’efficacité linéaire ».

Évidemment, une telle discipline ne peut être atteinte que par une armée professionnelle pesant sur les finances du souverain, ce qui explique la taille réduite des batailles de la guerre en dentelle. L’encadrement des armées demeure l’apanage de la noblesse, qui se bat pour l’honneur et achète grades et charges. Pour la troupe, les perspectives d’avancement restent quasi inexistantes.

Le tableau de Philippoteau sur la bataille de Fontenoy caricature à l’extrême la guerre au XVIIIe siècle, l’expression populaire aussi : « Messieurs les Anglais, tirez les premiers! » Voltaire rapporte l’anecdote — probablement apocryphe — dans son Précis du règne de Louis XV, au chapitre de la bataille de Fontenoy, le 11 mai 1745 :

On était à cinquante pas de distance. Un régiment des gardes anglaises, celui de Campbell, et le royal-écossais, étaient les premiers : M. de Campbell était leur lieutenant général; le comte d’Albemarle, leur général-major, et M. de Churchill, petit-fils naturel du grand duc de Marlborough, leur brigadier. Les officiers anglais saluèrent les Français, en ôtant leurs chapeaux. Le comte de Chabanes, le duc de Biron, qui s'étaient avancés, et tous les officiers des gardes françaises, leur rendirent le salut. Milord Charles Hay, capitaine aux gardes anglaises, cria : « Messieurs des gardes françaises, tirez. »
Le comte d'Auteroche, alors lieutenant des grenadiers, et depuis capitaine, leur dit à voix haute : « Messieurs, nous ne tirons jamais les premiers, tirez vous-mêmes ». Les Anglais firent un feu roulant (...).
[1]

Le Siècle des lumières en est un de perfectionnement constant de l’artillerie par la professionnalisation et la standardisation. Ainsi, les armées révolutionnaires hériteront de la meilleure artillerie du monde avec le système Gribeauval[2]. Étant donné la portée très réduite des armes individuelles, l’artillerie prend de plus en plus de place sur le champ de bataille. Le nombre de pièces augmente dans toutes les armées. Canons et obusiers servent à neutraliser ceux de l’adversaire et à affaiblir les concentrations de cavalerie et d’infanterie. Il faut pareillement mentionner son effet psychologique considérable sur le moral des troupes. D’abord éparpillée à l’avant de l’infanterie, la mobilité accrue des pièces pendant la deuxième moitié du siècle permet d’expérimenter le déploiement de batteries plus importantes. Mais le véritable effet de masse viendra plus tard. Plusieurs types de projectiles sont utilisés, le plus commun étant le boulet plein en fonte de fer, qui ricoche et entame des files de plusieurs hommes. Il sert de même à réduire les fortifications. La portée efficace maximale varie selon le calibre de la pièce, atteignant 900m avec le 12 livres. À courte portée, les canons sont chargés avec des boîtes à mitraille, contenant entre 40 et 100 balles de plomb ou biscaïens qui servent à faucher le maximum de fantassins. Les obusiers tirent des obus remplis de poudre et munis d’une fusée dont l’efficacité est très variable.


Deux planches tirées de la « Collection Complète De La Nouvelle Artillerie Construite Dans Les Arcéneaux De Metz et Strasbourg Par Messieurs De Muÿ Et De Gribeauval », vers 1771.


Pour la cavalerie, le XVIIIe siècle est une période de diminution et de redéfinition de son rôle. L’époque voit une baisse relative des effectifs de cavalerie dans les armées. Par contre, sous l’influence des guerres menées par l’Autriche dans les Balkans, des unités de cavalerie légère se forment, les hussards étant les plus connus. Mais de façon générale, la discipline de l’infanterie, l’augmentation de la puissance de feu et le remplacement de la baïonnette à bouchon par la baïonnette à douille ne permettent plus à la cavalerie de charger de front, avec succès, les fantassins en bon ordre. Déployé sur les ailes, son emploi sur le champ de bataille consiste à neutraliser celle de l’adversaire, à donner le coup de grâce aux formations désorganisées, à menacer les flancs du dispositif adverse et à la poursuite.

Ce siècle est marqué par la « grande querelle » des tacticiens qui divisait deux camps. D’un côté, les partisans de l'ordre mince (la ligne) favorisant le combat par le feu, très influencé par les succès de l’armée prussienne. De l’autre, les avocats de l'ordre profond (la colonne) privilégiant le choc et le corps à corps. Pour ces derniers, l’utilisation d’une colonne massive devait permettre de briser la ligne et de faire échec aux tirs dévastateurs du feu de peloton anglais ou du drill prussien. Or, une colonne trop profonde (36! rangs privilégiés par Folard) ne pouvait pas redonner de la flexibilité à l’infanterie; la manœuvrabilité d’une telle formation demeurant trop difficile. Les penseurs du siècle — Folard, Mesnil-Durand, Broglie et Guibert — font évoluer l’idée d’un retour à la colonne sous différentes formes. Quant au maréchal de Saxe, plus pragmatique et précurseur, il maniait les deux types de formations selon les besoins. Chose certaine, la formation ordinaire du combat demeure la ligne, et ce, dans toutes les armées du continent.

L’utilisation des tirailleurs au XVIII
e siècle constitue une dernière évolution digne de mention. La guerre de succession d’Autriche a vu apparaître en Allemagne des unités légères croates employées contre les Turcs par la monarchie habsbourgeoise. Ces troupes légères ont la particularité de ne pas combattre en formation serrée, mais de façon dispersée en utilisant les obstacles du terrain pour s’abriter. En réponse à cette nouvelle arme, Frédéric II lève des Jägers (chasseurs) parmi les forestiers. Le Maréchal de Saxe a recours au régiment de Grassin. La guerre de Sept Ans, en Amérique et en Europe, puis la guerre d’Indépendance américaine accélèrent le mouvement. Français et Anglais profitent de leur expérience pour développer une doctrine d’emploi et des unités spécialisées dans la « petite guerre » (reconnaissances, expéditions, détachements divers) ou les « grandes bandes ». En effet, après la guerre de Sept Ans, le maréchal de Broglie préconise la formation d’une compagnie de chasseurs par bataillon ayant pour rôle d’en couvrir le front sur le champ de bataille, s’y ajoutera plus tard une douzaine de bataillons de chasseurs indépendants. Ces chasseurs doivent s’éparpiller sur le champ de bataille en avant des régiments formés et harceler l’ennemi par le feu de billebaude. L’usage des grandes bandes de tirailleurs sera déjà courant à la veille de la Révolution.

Notes

[1] Voltaire, Œuvres historiques, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1957, p. 1381.
[2] Jean-Baptiste Vaquette de Griveauval, inspecteur de l’artillerie de 1764 à 1774, modernisa l’artillerie française en s’inspirant du système autrichien qu’il avait observé pendant la guerre de Sept Ans.