Bulletins

Nous reproduisons ici les deux bulletins racontant les événements de cette campagne de six jours. Il serait dangereux d'écrire l'histoire militaire à partir de ces bulletins, ils s'apparentent plus à des instruments de propagande qu'à un récit historique. Les soldats disaient d'ailleurs : « Menteur comme un bulletin ».

Le 12 février 1814


A S.M. l’Impératrice reine et régente.


Le 10 l’Empereur avait son quartier-general à Sézanne.
Le duc de Tarente était à Meaux, ayant fait couper les ponts de la Ferté et de Tréport. Le général Sacken et le général Yorck étaient à la Ferté, le général Blücher à Vertus et le général Alsuffiew à Champaubert. L’armée de Silésie ne se trouvait plus qu’à trois marches de Paris. Cette armée, sous le commandement en chef du général Blücher, se composait des corps de Sacken et de Langeron, formant soixante régiments d’infanterie russes, et de l’élite de l’armée prussienne.
Le 10, à la pointe du jour, l’Empereur se porta sur les hauteurs de Saint-Prix, pour couper en deux l’armée du général Blücher. A dix heures le duc de Raguse passa les étangs de Saint-Gond, et attaqua le village de Baye. Le neuvième corps russe, sous le commandement du général Alsuffiew et fort de douze régiments, se déploya et présenta une batterie de vingt-quatre pièces de canon. Les divisions Lagrange et Ricart, avec la cavalerie du premier corps, tournèrent les positions de l’ennemi par sa droite. A une heure après midi nous fûmes maîtres du village de Baye.

A deux heures la garde impériale se déploya dans les belles plaines qui sont entre Baye et Champaubert. L’ennemi se reployait et exécutait sa retraite. L’Empereur ordonna au général Girardin de prendre, avec deux escadrons de la garde de service, la tête du premier corps de cavalerie et de tourner l’ennemi, afin de lui couper le chemin de Châlons. L’ennemi, qui s’aperçut de ce mouvement, se mit en désordre. Le duc de Raguse fit enlever le village de Champaubert. Au même instant les cuirassiers chargèrent à la droite, et acculèrent les Russes à un lac entre la route d’Épernay et celle de Châlons. L’ennemi avait peu de cavalerie; se voyant sans retraite, ses masses se mêlèrent. Artillerie, infanterie, cavalerie, tout s’enfuit pêle-mêle dans les bois; deux mille se noyèrent dans le lac. Trente pièces de canon et deux cents voitures furent prises. Le général en chef, les généraux, les colonels, plus de cent officiers et quatre cents hommes furent faits prisonniers.
Ce corps de deux divisions et douze régiments devait présenter une force de dix-huit mille hommes mais les maladies, les longues marches, les combats l’avaient réduit à huit mille hommes : quinze cents à peine sont parvenus à s’échapper à la faveur des bois et de l’obscurité. Le général Blücher était resté à son quartier général des Vertus, où il a été témoin des désastres de cette partie de son armée sans pouvoir y porter remède.
Aucun homme de la garde n’a été engagé, à l’exception de deux des quatre escadrons de service, qui se sont vaillamment comportés. Les cuirassiers du premier corps de cavalerie ont montré la plus rare intrépidité.
A huit heures du soir le général Nansouty, ayant débouché sur la chaussée, se porta sur Montmirail avec les divisions de cavalerie de la garde des généraux Colbert et Laferrière, s’empara de la ville et de six cents Cosaques qui l’occupaient.
Le 11, à cinq heures du matin, la division de cavalerie du général Guyot se porta également sur Montmirail. Différentes divisions d’infanterie furent retardées dans leur mouvement par la nécessité d’attendre leur artillerie. Les chemins de Sézanne à Champaubert sont affreux. Notre artillerie n’a pu s’en tirer que par la constance des canonniers, et au moyen des secours fournis avec empressement par les habitants, qui ont amené leurs chevaux.
Le combat de Champaubert, où une partie de l’armée russe a été détruite, ne nous a pas coûté plus de deux cents hommes tués ou blessés. Le général de division comte Lagrange est du nombre de ces derniers; il a été légèrement blessé à la tête.
L’Empereur arriva le 11, à dix heures du matin, à une demi-lieue en avant de Montmirail. Le général Nansouty était en position avec la cavalerie de la garde, et contenait l’armée de Sacken, qui commençait à se présenter. Instruit du désastre d’une partie de l’armée russe, ce général avait quitté La Ferté-sous-Jouarre le 10 à neuf heures du soir, et marché toute la nuit. Le général Yorck avait également quitté Château-Thierry. A onze heures du matin, le 11, il commençait à se former, et tout présageait la bataille de Montmirail, dont l’issue était d’une si haute importance. Le duc de Raguse, avec son corps et le premier corps de cavalerie, avait porté son quartier général à Étoges, sur la route de Châlons.
La division Ricart et la vieille garde arrivèrent sur les dix heures du matin. L’Empereur ordonna au prince de la Moskowa de garnir le village de Marchais, par où l’ennemi paraissait vouloir déboucher. Ce village fut défendu par la brave division du général Ricart avec une rare constance; il fut pris et repris plusieurs fois dans la journée.
A midi l’Empereur ordonna au général Nansouty de se porter sur la droite, coupant la route de Château-Thierry, et forma les seize bataillons de la première division de la vieille garde, sous le commandement du général Friant, en une seule colonne le long de la route, chaque colonne de bataillon étant éloignée de cent pas.
Pendant ce temps nos batteries d’artillerie arrivaient successivement. A trois heures le duc de Trévise, avec les seize bataillons de la deuxième division de la vieille garde, qui étaient partis le matin de Sézanne, déboucha sur Montmirail
L’Empereur aurait voulu attendre l’arrivée des autres divisions; mais la nuit approchait. Il ordonna au général Friant de marcher avec quatre bataillons de la vieille garde, dont deux du 2
e régiment de grenadiers et deux du 2e régiment de chasseurs, sur la ferme de l’Épine-aux-Bois, qui était la clef de la position, de l’enlever. Le duc de Trévise se porta avec six bataillons de la deuxième division de la vieille garde sur la droite de l’attaque du général Friant.
De la position de la ferme de l’Épine-aux-Bois dépendait le succès de la journée. L’ennemi le sentait. Il y avait placé quarante pièces de canon; il avait garni les haies d’un triple rang de tirailleurs et formé en arrière des masses d’infanterie.
Cependant, pour rendre cette attaque plus facile, l’Empereur ordonna au général Nansouty de s’étendre sur la droite, ce qui donna à l’ennemi l’inquiétude d’être coupé et le força de dégarnir une partie de son centre pour soutenir sa droite. Au même moment il ordonna au général Ricart de céder une partie du village de Marchais, ce qui porta aussi l’ennemi à dégarnir son centre pour renforcer cette attaque, dans la réussite de laquelle il supposait qu’était le gain de la bataille.
Aussitôt que le général Friant eut commencé son mouvement et que l’ennemi eut dégarni son centre pour profiter de l’apparence d’un succès qu’il croyait réel, le général Friant s’élança sur la ferme de la Haute-Épine avec les quatre bataillons de la vieille garde. Ils abordèrent l’ennemi au pas de course et firent sur lui l’effet de la tête de Méduse. Le prince de la Moskowa marchait le premier, et leur montrait le chemin de l’honneur. Les tirailleurs se retirèrent épouvantés sur les manses qui furent attaquées. L’artillerie ne put plus jouer; la fusillade devint alors effroyable, et le succès était balancé; mais, au même moment, le général Guyot, à la tête du 1
er de lanciers, des vieux dragons et des vieux grenadiers de la garde impériale, qui défilaient sur la grande route au grand trot et aux cris de vive l’Empereur, passa à la droite de la Haute-Épine; ils se jetèrent sur les derrières des masses d’infanterie, les rompirent, les mirent eu désordre et tuèrent tout ce qui ne fut pas fait prisonnier. Le duc de Trévise, avec six bataillons de la division du général Michel, secondait alors l’attaque de la vieille garde, arrivait au bois, enlevait le village de Fontenelle et prenait tout un parc ennemi.
La division des gardes d’honneur défila après la vieille garde sur la grande route, et, arrivée à la hauteur de l’Epine-aux-Bois, fit un à gauche pour enlever ce qui s’était avancé sur le village de Marchais. Le général Bertrand, grand-maréchal du palais, le maréchal duc de Dantzick, à la tête de deux bataillons de la vieille garde, marchèrent en avant sur le village et le mirent entre deux feux. Tout ce qui s’y trouvait fut pris ou tué. En moins d’un quart d’heure un profond silence succéda au bruit du canon et d’une épouvantable fusillade. L’ennemi ne chercha plus son salut que dans la fuite: généraux, officiers, soldats, infanterie, cavalerie, artillerie, tout s’enfuit pêle-mêle.
A huit heures du soir, la nuit étant obscure, il fallut prendre position. L’Empereur prit son quartier général à la ferme de l’Epine-aux-Bois.
Le général Michel, de la garde, a été blessé d’une balle au bras. Notre perte s’élève au plus à mille hommes tués ou blessés. Celle de l’ennemi est au moins de huit mille tués ou prisonniers; on lui a pris beaucoup de canons et six drapeaux. Cette mémorable journée, qui confond l’orgueil et la jactance de l’ennemi, a anéanti l’élite de l’armée russe. Le quart de notre armée n’a pas été engagé.
Le lendemain 12, à neuf heures du matin, le duc de Trévise suivit l’ennemi sur la route de Château-Thierry. L’Empereur, avec deux divisions de cavalerie de la garde et quelques bataillons, se rendit à Vieux-Maisons, et de là prit la route qui va droit à Château-Thierry. L’ennemi soutenait sa retraite avec huit bataillons qui étaient arrivés tard la veille et qui n’avaient pas donné. Il les appuyait de quelques escadrons et de trois pièces de canon. Arrivé au petit village des Carquerets, il parut vouloir défendre la position qui est derrière le ruisseau et couvrir le chemin de Château-Thierry.
Une compagnie de la vieille garde se porta sur la Petite-Noue, culbuta les tirailleurs de l’ennemi, qui fut poursuivi jusqu’à sa dernière position. Six bataillons de la vieille garde, à toute distance de déploiement, occupaient la plaine, à cheval sur la grande route.
Le général Nansouty, avec les divisions de cavalerie des généraux Laferrière et Defrance, eut ordre de faire un mouvement à droite et de se porter entre Château-Thierry et l’arrière-garde ennemie. Ce mouvement fut exécuté avec autant d’habileté que d’intrépidité.
La cavalerie ennemie se porta de tous les points sur sa gauche pour s’opposer à la cavalerie française; elle fut culbutée et forcée de disparaître du champ de bataille.
Le brave général Letort, avec les dragons de la seconde division de la garde, après avoir repoussé la cavalerie de l’ennemi, s’élança sur les flancs et les derrières de huit masses d’infanterie qui formaient l’arrière-garde ennemie. Cette division brillait d’égaler ce que les chevau-légers, les dragons et les grenadiers à cheval du général Guyot avaient fait la veille. Elle enveloppa de tous côtés ces masses, et en fit un horrible carnage. Les trois pièces de canon, le général russe Frendenreich, qui commandait cette arrière-garde, ont été pris. Tout ce qui composait ces bataillons a été tué ou fait prisonnier. Le nombre de prisonniers faits dans cette brillante affaire s’élève à plus de deux mille hommes. Le colonel Curely, du 10
e de hussards, s’est fait remarquer. Nous arrivâmes alors sur les hauteurs de Château-Thierry, d’où nous vîmes les restes de cette armée fuyant dans le plus grand désordre et gagnant en toute hâte ses ponts. Les grandes routes leur étaient coupées; ils cherchèrent leur salut sur la rive droite de la Marne. Le prince Guillaume de Prusse, qui était resté à Château-Thierry avec une réserve de deux mille hommes, s’avança à la tête des faubourgs pour protéger la fuite de cette masse désorganisée. Deux bataillons de la garde arrivèrent alors au pas de course. A leur aspect le faubourg et la rive gauche furent nettoyés; l’ennemi brûla ses ponts, et démasqua sur la rive droite une batterie de douze pièces de canon: cinq cents hommes de la réserve du prince Guillaume ont été pris.
Le 12 au soir l’Empereur a pris son quartier-général au petit château de Nesle.
Le 13, dès la pointe du jour, on s’est occupé à réparer les ponts de Château-Thierry.
L’ennemi, ne pouvant se retirer ni sur la route d’Épernay, qui lui était coupée, ni sur celle qui passe par la ville de Soissons, que nous occupons, a pris la traverse dans la direction de Reims. Les habitants assurent que de toute cette armée il n’est pas passé à Château-Thierry dix mille hommes, dans le plus grand désordre. Peu de jours auparavant ils l’avaient vue florissante et pleine de jactance. Le général d’Yorck disait que dix obusiers suffiraient pour se rendre maître de Paris. En allant ces troupes ne parlaient que de Paris; en revenant c’est la paix qu’elles invoquaient.
On ne peut se faire une idée des excès auxquels se livrent les Cosaques; il n’est point de vexations, de cruautés, de, crimes que ces hordes de barbares n’aient commis. Les paysans ici poursuivent, les attaquent dans les bois comme des bêtes féroces, s’en saisissent et les mènent partout où il y a des troupes françaises. Hier ils en ont conduit plus de trois cents à Vieux-Maisons. Tous ceux qui se sont cachés dans les bois pour échapper aux vainqueurs tombent dans leurs mains et augmentent à chaque instant le nombre des prisonniers.

Le 15 février au matin.


A S. M. l’Impératrice reine et régente.


Le 13, à trois heures après midi, le pont de Château-Thierry fut raccommodé. Le duc de Trévise passa la Marne et se mit à la suite de l’ennemi, qui, dans un épouvantable désordre, paraît s’être retiré sur Soissons et sur Relais par la route, de traverse de la Fère en Tardenois.
Le général Blücher, commandant en chef toute l’armée de Silésie, était constamment resté à Vertus pendant les trois jours qui ont anéanti son armée. Il recueillit douze cents hommes des débris du corps du général Alsuffiew, battu à Champaubert, qu’il réunit à une division russe du corps de Langeron, arrivée de Mayence et commandée par le lieutenant général Ouroussoff. Il était trop faible pour entreprendre quelque chose; mais le 13 il fut joint par un corps prussien du général Kleist, composé de quatre brigades. II se mit alors à la tête de ces vingt mille hommes et marcha contre le duc de Raguse, qui occupait toujours Étoges. Dans la nuit du 13 au 14, ne jugeant pas ses forces suffisantes pour se mesurer contre l’ennemi, le duc de Raguse se mit en retraite et s’appuya sur Montmirail, où il était de sa personne le 14 à sept heures du matin.
L’Empereur partit le même jour de Château-Thierry à quatre heures du matin, et arriva à huit heures à Montmirail. Il fit sur-le-champ attaquer l’ennemi, qui venait de prendre position avec le corps de ses troupes au village de Vauchamp. Le duc de Raguse attaqua ce village. Le général Grouchy, à la tête de la cavalerie, tourna la droite de l’ennemi parles villages et par les bois et se porta à une lieue au delà de la position de l’ennemi. Pendant que le village de Vauchamp était attaqué vigoureusement, défendu de même, pris et repris plusieurs fois, le général Grouchy arriva sur les derrières de l’ennemi, entoura et sabra trois carrés et accula le reste dans les bois. Au même instant l’Empereur fit charger par notre droite ses quatre escadrons de service, commandés par le chef d’escadron de la garde La Biffe. Cette charge fut aussi brillante qu’heureuse. Un carré de deux mille hommes fut enfoncé et pris. Toute la cavalerie de la garde arriva alors au grand trot, et l’ennemi fut poussé l’épée dans les reins. A deux heures nous étions au village de Fromentières; l’ennemi avait perdu six mille hommes faits prisonniers, dix drapeaux et trois pièces de canon.
L’Empereur ordonna au général Grouchy de se porter sur Champaubert, à une lieue sur les derrières de l’ennemi. En effet l’ennemi, continuant sa retraite, arriva sur ce point à la nuit. Il était entouré de tous côtés, et tout aurait été pris si le mauvais état des chemins avait permis à douze pièces d’artillerie légère de suivre la cavalerie du général Grouchy. Toutefois, quoique la nuit fut obscure, trois carrés de cette infanterie furent enfoncés, tués eu pris, et les autres poursuivis vivement jusqu’à Étoges; la cavalerie s’empara aussi de trois pièces de canon. L’arrière-garde ennemie était faite par la division russe; elle fut attaquée par le 1
er régiment de marine du duc de Raguse, abordée à la baïonnette, rompue on lui fit mille prisonniers, avec le lieutenant-général Ouroussoff, qui la commandait, et plusieurs colonels.
Les résultats de cette brillante journée sont dix mille prisonniers, dix pièces de canon, dix drapeaux et un grand nombre d’hommes tués à l’ennemi.
Notre perte n’excède pas trois ou quatre cents hommes tués ou blessés, ce qui est dû à la manière franche dont les troupes ont abordé l’ennemi et à la supériorité de notre cavalerie, qui le décida, aussitôt qu’il s’en aperçut, à mettre son artillerie en retraite, de sorte qu’il a marché constamment sous la mitraille de soixante bouches à feu et que des soixante pièces de canon qu’il avait il ne nous en a opposé que deux ou trois.
Le prince de Neufchâtel, le grand maréchal du palais comte Bertrand, le duc de Dantzick et le prince de la Moskowa ont constamment été à la tête des troupes.
Le général Grouchy fait le plus grand éloge des divisions de cavalerie Saint-Germain et Doumerc. La cavalerie de la garde s’est couverte de gloire; rien n’égale son intrépidité. Le général Lion, de la garde, a été légèrement blessé. Le duc de Raguse fait une mention particulière du 1
er régiment de marine; le reste de l’infanterie, soit de la garde, soit de la ligne, n’a pas tiré un coup de fusil.
Ainsi cette armée de Silésie, composée des corps russes de Sacken et de Langeron, des corps prussiens d’Yorck et do Kleist et forte de près de quatre-vingt mille hommes, a été, en quatre jours, battue, dispersée, anéantie sans affaire générale et sans occasionner aucune perte proportionnée à de si grands résultats.