Berthier au front

Le 19 janvier, la nouvelle parvint aux Tuileries que le maréchal Victor a quitté la Moselle et retraite sur la Meuse[1]. L’Empereur est furieux, en témoigne l’ordre qu’il donne au major général, le maréchal Berthier, de se rendre à l’armée immédiatement pour coordonner la défense.

Mon Cousin, on ne peut plus rien concevoir à la conduite du duc de Bellune [Victor]. Arrivez aux avant-postes avant demain matin, 20; assurez la défense de la Meuse; donnez le commandement au meilleur général. Joignez-y la division de jeune Garde. Renvoyez le duc de Bellune; donnez le commandement de tout au duc de Raguse et restez jusqu'à ce que le duc de Raguse [Marmont] ait pris toutes les mesures pour la défense de la Meuse et pour se battre[2].

Cet expédient, nommer commandant l’un des trois maréchaux présents et le doter d’un état-major conséquent, aurait dû être en place dès la fin décembre[3]. Mais comme Napoléon a toujours préféré garder ses maréchaux divisés, aimant mieux arbitrer les querelles, aucun d’eux n’était en mesure de s’imposer à ses pairs : chacun ignorant l’autre à sa guise. L’absence d’un système de commandement alternatif à la présence de l’Empereur fut sans doute la plus grande faiblesse militaire du règne. La nouvelle de l’arrivée prochaine de Berthier réjouit le général Belliard, qui dirige alors, en tant qu’aide-major général, le grand-quartier général à Châlons-sur-Marne[4] :

Prince, votre arrivée fera très grand bien, je vous l'assure, et nous vous attendons avec grande impatience. Vous centraliserez l'autorité et tout ira mieux, car il y a si peu d'accord dans les mouvements des corps d'armée du duc de Raguse, du duc de Bellune et du prince de La Moskowa, qu'on ne fait que de la mauvaise besogne et on a bien l'air de continuer ainsi si vous ne venez pas, Prince, ou si l'Empereur ne réunit pas ses trois corps d'armée sous le commandement d'un seul et même chef[5].

Ainsi donc, le prince de Neufchâtel, vice-connétable et major général Alexandre Berthier sera à Châlons-sur-Marne le 20 janvier en après-midi. Tout porte à croire que les conditions routières l’aient empêché d’y parvenir plus tôt : les inondations sont nombreuses et les routes non pavées se transforment en rivières de boue. À son arrivée, la situation des trois maréchaux n’a rien de réjouissant.

C’est au nord, face au
Preussisches I. Armeekorps du général Yorck, que tout semble le plus calme. Marmont s’est retiré derrière Verdun, laissant la division Ricard avec la cavalerie du général Picquet sur la rive droite de la Meuse. Les Prussiens ont fort à faire pour bloquer les places de la Moselle et de la Sarre, si bien qu’il ne reste plus grand-chose pour inquiéter le duc de Raguse.



Le 20 janvier à 17 heures, Victor ordonne le repli de la Meuse vers la Marne, car « l'ennemi va faire son mouvement sur Gondrecourt, afin de chercher à arriver à Ligny et à Saint-Dizier avant nous » écrit-il à Grouchy. Les 17 000 hommes du Preussisches I. Armeekorps de Yorck avaient fort à faire pour assurer le blocus des forteresses; si bien que Marmont n'est pas du tout pressé autour de Verdun. Blücher a son quartier général à Nancy d'où il s'apprête à fixer les Français vers Vitry-le-François tout en marchant en direction d'Arcis par Brienne (flèches orange).

Par contre, pour Victor, les choses prennent une tournure alarmante. L'Empereur voulait tenir sur la Meuse, l'ordre était d'attaquer la cavalerie ennemie qui traversait la rivière[6]. Cependant, la situation s’est encore dégradée et ne permet plus une telle contre-attaque : la ligne de la Meuse tournée par le sud, la position du 2e corps et du 5e corps de cavalerie dans le triangle Ligny-Commercy-Vaucouleurs s'avère intenable. D'ailleurs, au moment où le major général arrive au front, le duc de Bellune ordonne la retraite, car il a vu juste : « Je pense que l'ennemi va faire son mouvement sur Gondrecourt, afin de chercher à arriver à Ligny et à Saint-Dizier avant nous[7]. »

Comme nous l’avons vu précédemment, c’est effectivement là l’intention de Blücher. D’après un mémoire de son quartier-maître général, le
Generalmajor Müffling, daté du 19 janvier et transmis intégralement à Schwarzenberg, la Schlesische Armee marchera sur Arcis-sur-Aube par Joinville et Brienne, tout en masquant ce mouvement à l’aide d’un fort détachement qui se dirigerait vers Bar-le-Duc et Vitry-le-François. Prophétique, le mémoire conclu en anticipant, bien qu’en la minimisant, la réaction des Français : « L’ennemi devrait-il (ce qui n’est pas vraisemblable) commencer l’offensive vers Vitry, il rencontrerait les renforts de l’arrière, par lesquelles l’armée de Silésie est renforcée tous les jours et qui seraient donc par-là enveloppé aussi dans le combat[8]. »



Après l'abandon du pont de Vaucouleurs, Victor s’est replié sur Ligny, décidé à tenir une position défensive indéfendable selon tous les généraux sous ses ordres: une mauvaise position et un véritable entonnoir pour Piré[9], Grouchy[10] et Petiet :

Ligny est situé dans un bassin très étroit, entre des montagnes couvertes de vignes. Cette ville ne pouvait être défendue que par de l'infanterie, et quelques pièces de canon, le plateau qui est dans la direction de Saint-Aubin[route de Strasbourg sur la carte ci-dessus], n'ayant que le développement nécessaire pour permettre à la cavalerie d'arrêter l'ennemi comme elle venait de le faire [le 22 janvier, sur la route de Strasbourg]. On ne pouvait pas non plus considérer ce plateau comme position de défense ou de combat, attendu qu'il a du côté de la ville un défilé extrêmement rapide et qu'il ne présente qu'une seule communication[11].

Par un ordre du 21 janvier, 9 heures du soir à Bar-le-Duc, Berthier tenta d’apporter remède au désordre dans les mouvements des trois maréchaux. Puis, comme le prescrivaient ses ordres, Berthier pressa Victor de tenir ferme afin de gagner un peu de ce temps si précieux[12]. De Behaine estime que « la présence à l’armée du prince de Neufchâtel eut pour effet de rendre le sang-froid et le coup d’œil au duc de Bellune, écrasé jusqu’alors par le sentiment de son isolement (…) il retrouva ses qualités de bon général divisionnaire et fit preuve de sagacité[13]. »
Ségur se montre moins catégorique : « Berthier accourt le 22 janvier, à nos avant-postes, avec l’ordre de faire, à l’instant, volte-face et de défendre l’Ornain, en avant même de Ligny et de son défilé : il n’obtint qu’un simulacre d’obéissance (…) la confiance manquait dans le major général, comme dans la position dangereuse qu’il voulait qu’on défendît[14]. »

Depuis Châlons-sur-Marne, le général Belliard rapportera à l’Empereur que « Le duc de Bellune [Victor] a l'ordre de tenir jusqu'à ce qu'il soit forcé. Le prince [Berthier] appelle le duc de Raguse près de lui, pour lui donner le commandement des deux corps[15]. » Le 22, Marmont et Berthier se rencontrent effectivement à Bar-le-Duc, Ney doit aussi y être. Pourtant la structure de commandement demeure inchangée. Cependant, tout porte à croire que le mouvement tournant amorcé par la Schlesische Armee aggravait dangereusement la situation et ne permettait sans doute plus à Berthier de destituer Victor au profit de Marmont. Ou bien, comme le rapporte Ségur, la confiance faisait-elle aussi défaut au major général?

Le duc de Bellune doit donc tenir où il se trouve, livrant un combat de cavalerie le 22 devant Saint-Aubin contre la cavalerie légère des généraux Lanskoy[16] et Biron[17].

La cavalerie légère [division Piré] étant en bataille sur la route de Saint-Aubin, et couronnant les hauteurs de Ligny, plus de deux mille Cosaques paraissent vers dix heures du matin et font replier les grand'gardes. Le duc de Bellune ainsi que le comte Milhaud, étant accourus avec leurs troupes pour soutenir la cavalerie légère, et quelques coups de canon ayant suffi pour arrêter l'ennemi, on s'aperçoit que ce n'est qu'une forte reconnaissance. Les alliés sont attaqués avec impétuosité, et on les repousse jusque vers Saint-Aubin, après en avoir mis bon nombre hors de combat[18].

Le VIe corps d’infanterie russe du General-leutenant prince Alexeï Grigorievitch Chtcherbatov n’est pas très loin à la suite. Le lendemain, cette infanterie ayant rejoint l’avant-garde de cavalerie, l’assaut est donné sur Ligny. L’affaire est rude, mais Victor réussit à tenir jusqu’à la nuit et à se retirer en bon ordre sur Saint-Dizier. Il ne sera pas sérieusement poursuivi. Dès le lendemain, le corps reprendra la route en direction de Vitry-le-François, une brigade de la division Duhesme demeurant seule à Saint-Dizier.

C’est à Vitry que les trois maréchaux, Ney, Marmont et Victor, font leur jonction le 25 janvier. Ney, avec la division Meunier avait évacué Bar-le-Duc le 22 janvier. Marmont a laissé la division Ricard et la brigade Picquet sur la route reliant Châlons à Verdun, se repliant par Bar-le-Duc avec sa cavalerie et les divisions Decouz et Lagrange.

Depuis la Meuse il est fascinant de constater que Victor, Ney et Marmont, dont les forces réunies alignent alors environs 25 000 hommes, ont retraité devant tout au plus 10 000 ennemis : les 7000 hommes du VIe corps d’infanterie du prince Chtcherbatov et les 2000 cavaliers de Lanskoy et Biron. Le reste du corps de Sacken se dirige vers Joinville. Les Autro-Bavarois de Wrede ne sont pas menaçants, ils ne bougeront pas de Neufchâteau avant plusieurs jours. À Verdun, Ricard (2500 hommes plus 1000 cavaliers sous Picquet) n’est pas pressé fortement par l’avant-garde de Yorck. Napoléon avait sans doute raison d’imposer à ses maréchaux de combattre sur la Meuse.

Malgré l’avance rapide et le terrain gagné sans combats, la position de la
Schlesische Armee le 25 janvier est précaire. Déjà réduite par de nombreux détachements, Blücher a de surcroit divisé son armée en deux groupes, l’un sous Yorck et l’autre qu’il dirige directement. Cette imprudence ne l’a pas desservi, les maréchaux qu’ils affrontent ayant perdu toute énergie. Le retour de l’Empereur va changer la donne et démontrer clairement la faute.

Plus au nord, vers Lièges et Namur, le maréchal Macdonald se trouve avec les débris des 5e et 11e corps ainsi que les 2e et 3e corps de cavalerie. Imposante sur papier, cette armée est fortement diminuée, le nombre total d'hommes sous les armes s’établit alors à moins de 10 000. Les routes étaient encombrées par les longs convois de bagages de l’armée, auxquels s’ajoutent les fourgons de l’administration civile et une trop nombreuse artillerie. Dans les départements belges et hollandais, l’hostilité des populations et l’absence d’autorités civiles constituées nécessitent de recourir à la force pour nourrir et loger les troupes. Le seul élément positif dans cette mauvaise situation était que Wintzingerode ne poursuivait pas les Français, se contentant de suivre leurs mouvements. La « Vieille France » — la frontière de la France de Louis XVI — n’était plus loin. Macdonald sera à Mézières le 25 janvier, prêt à prendre part à la campagne en Champagne.


Notes

[1] Le 19, Mortier évacue Chaumont, le Prince de Wurtemberg y entre avec le IV Corps. Wrede était à Neufchâteau avec les Bavarois. Blücher est à Nancy, le corps d’infanterie du General-major Lieven III (Sacken) marche sur Toul qui tombera le 20. Yorck est dispersé de Pont-à-Mousson à Luxembourg.
[2] Napoléon à Berthier, Paris, 19 janvier 1814.
Correspondance, № 21115.
[3] En fonction de l’ancienneté, c’est à Ney qu’aurait dû échoir le commandement de l’ensemble. Napoléon s’y refusa. Les échecs de Ney en 1813 lui firent sans doute comprendre que ce maréchal avait laissé le meilleur de lui-même en Russie. Marmont, le plus jeune des trois, s’avère à cette époque plus habile que ces deux confrères malgré son inconstance. Parmi ses défaillances, pensons entre autres aux projets de mouvements offensifs non concrétisés en janvier 1814, à l’évacuation de Soulaines la veille de la bataille de La Rothière, aux ponts d’Arcis brûlés trop tôt le 3 février et à tous ceux qu’il ne brûlât pas en janvier… Quant à Victor, sa performance depuis l’ouverture de la campagne démontre qu’il n’avait tout simplement plus les nerfs assez solides pour assumer un commandement indépendant.
[4] Belliard était à Châlons depuis le 15 janvier.
[5] Belliard à Berthier. Châlons, 19 janvier, 10 heures soir. Weil donne cette lettre comme étant du 14, or la chose est impossible. Belliard poursuit en effet : « D'après ce que j'ai su aujourd'hui du corps de droite, nous occupions hier dans cette partie Vaucouleurs, Pagny-sur-Meuse, Toul et Commercy, poussant des partis sur Saint-Mihiel que nous tenons maintenant et qu'on avait maladroitement laissé prendre, sur Pont-à-Mousson, sur Joinville et sur Neufchâteau.
En face de Vaucouleurs à Neufchâteau ce trouve Platov avec 10 régiments de cosaques. » Weil, I, p. 119. Or, « Le 16 janvier, Platoff, que Kaïssaroff avait enfin décidé à marcher, arrivait à Neufchâteau, où il ramassait deux canons et une centaine de fusils. » – Weil, I, p. 130 et puis le 19 janvier, « Platoff, de son côté, expédiait de Neufchâteau 500 cosaques sur Joinville » – Weil, I, p. 141. Il quittera finalement Neufchâteau le 19 janvier.
[6] « L'ennemi n'a passé la Meuse qu'avec de la cavalerie; il faut l'attaquer et reprendre cette ligne. Si cela n'était pas possible et que l'on doit se reployer, le duc de Raguse défendrait l'arrivée de l'ennemi sur Châlons en lui disputant la route de Verdun à Châlons. Le duc de Bellune et le prince de La Moskowa prendraient la position de Vitry-le-François, où ils se battraient. Dans cette position, le duc de Raguse formerait la gauche, le duc de Bellune et le prince de La Moskowa le centre, le duc de Trévise la droite. NOTES, Paris, 19 janvier 1814 (date présumée).
Correspondance, № 21116. Instruction à Berthier? C’est du moins ce que l’on veut y voir. La pensée de l’Empereur y est clairement exposée et il est plus que probable qu’il s’agit des instructions qu’il donna aux maréchaux ce jour-là.
[7] Victor à Grouchy, Vaucouleurs, le 20 janvier 1814, une heure de l'après-midi. Cité dans Grouchy, III, p.109.
[8] Müffling. Pro Memoria. Nancy, 19 janvier 1814. Bibliotece Jagiellońskiej, Krakowie. (p.47). Version allemande dans Janson, I, p.125-126.
[9] « Vous m’avez donné connaissance des dispositions prises pour la journée de demain. Il est de mon devoir comme général de division et comme commandant de votre avant-garde, de vous faire connaitre qu’une armée ennemie très considérable débouche sur vous dans toutes les directions. Tous les renseignements, toutes les reconnaissancess démontrente que le corps de M. le Maréchal duc de Bellune est compromis en continuant à occuper Ligny qui est une mauvaise position et un véritable entonnoir. (…) » Piré à Grouchy, Nançois-le-Petit, 21 janvier, 9 heures du soir.
[10] Grouchy à Milhaud, 21 janvier 1814. Grouchy, III, p.114.
[11] Petiet, p. 81.
[12] « Tenez demain la position de Ligny, tenez l’ennemi éloigné de vous sur la route de Void. Poussez de fortes reconnaissances sur la route de Gondrecourt, pour avoir des nouvelles de l’ennemi. Que le régiment des gardes d’honneur qui est à Stainville pousse des patrouilles dans la direction de Joinville, que ce régiment envoie des escadrons à Saint-Dizier, pour y être aux ordres du général Meunier d’où il poussera des reconnaissances sur la route de Joinville. Si vous avez des nouvelles du duc de Raguse, faites les moi parvenir. Faites garder le pont sur l’Ornain entre Ligny et Bar-le-Duc par Tanney. Vous sentez combien la position de Ligny est bonne et importante, puisqu’elle tient en échec les forces ennemies qui sont à Gondrecourt. » Berthier à Victor, Bar-le-Duc, 21 janvier 1814, 9 heures du soir. Cité par De Behaine, IV, p.28. Berthier arriva de sa personne à Ligny dans l’après-midi du 22. Idem. Puis, « Si l’ennemi vous attaque, il faut le culbuter. Ne désorganisez pas votre corps; n’envoyez ni artillerie ni cavalerie à Saint-Dizier, ou à Bar-le-Duc. Gardez tout ce qui appartient à votre corps ensemble. » Berthier à Victor, Bar-le-Duc, 2 heures du matin. De Behaine, IV, p. 31.
[13] De Behaine, IV, p.30.
[14] Ségur, p. 37.
[15] Belliard à Napoléon, Châlons-sur-Marne, 23 janvier 1814. Cité par Weil, I, p. 245.
[16] La colonne Chtcherbatov était précédé par une avant-garde de cavalerie composée d’une brigade de hussard du General-major Lanskoy (régiments de hussards d’Akhtyrka et de Marioupol) et une batterie à cheval, 3 régiments de cosaques sous les ordres du General-major Karpov et du
Streifkorps Biron. Lanskoy et Biron réunis pouvaient tout au plus aligner 2000 hommes.
[17] Le corps volant,
Streifkorps, du Generalmajor Prinz Biron a été détaché du Preussisches II. Armeekorps (Kleist) pour supporter le corps d’infanterie du général Sacken. Il comprenait 5 escadrons : 3 escadrons du 2. schlesischen Husaren-Regiment, 2 escadrons du Schlesischen National-Husaren-Regiment et un escadrons du Neumärkischen Dragoner-Regiment, soit 600 à 800 cavaliers. Bogdanovitch, I, p.107. Variante : 5 escadrons de cavalerie, un détachement de Cosaques et 4 bouches à feu. Janson, I, p.155
[18] Petiet, p.80-81.