La retraite

Vers 2 heures, le Vieux Hussard ordonne donc à ses deux corps d’armée de faire marche arrière vers Châlons. Il restera sur la gauche avec son chef d’état-major, von Gneisenau, et le corps russe de Kaptsevich. Quelques batteries d’artillerie demeureront en soutien, mais le reste filera par la chaussée, alors que le
Generalquartiermeister Generalmajor Müffling restera avec Kleist sur la droite. Une estafette du General-Lieutenant von Diebitsch est parvenue depuis Sézanne annonçant qu’il avancerait avec la division de cavalerie de la garde russe jusqu’à Montmirail ce même jour. Un renfort de cavalerie serait donc à portée du champ de bataille! Mais comment en coordonner le mouvement ? L’état des routes lui permettra t-il de rejoindre à temps pour participer aux combats?

Quoi qu'il en soit, il faut faire vite afin de parvenir à la sécurité qu’apportera le défilé situé à la hauteur du bois qui sépare Champaubert d’Étoges, le bois de la Grande Laye. Müffling envoie prévenir à l’arrière le General-Major Udom II d’occuper ce passage. Ce dernier a réorganisé les 1800 hommes rescapés du IXe corps russe décimé à la bataille de Champaubert quelques jours plus tôt.

« On the right flank we were not at all pressed, not even pusued in earnest. General von Kleist marched as fast as he could, in order to get before the enemy’s cavalry on the plain of Champaubert, between the wood or Etoges and a great pond, a passage about 1000 paces broad, which the enemy must pass[1] ».

En effet, Grouchy, après être tombé sur le flanc de Zieten, a regroupé sa cavalerie et poursuivit son mouvement tournant en direction de La Chapelle-sous-Orbais. Les chevaux sont toutefois ralentis considérablement par le ruisseau marécageux de la Fontaine Noire et l’artillerie ne peut pas suivre. La brigade de cavalerie Haacke observe ce mouvement en se dirigeant vers Champaubert.

Müffling mentionne que la retraite s’effectua tout d’abord en très bon ordre. C’est aussi l’impression laissée aux observateurs français :

« Son mouvement rétrograde fut marqué par un grand échec : l’infanterie qui avait défendu Vauchamps fut chargée au moment où elle sortait du village; 2000 hommes furent pris ou sabrés. Néanmoins, le feld-maréchal continua sa retraite avec un ordre admirable. Toutes les positions furent défendues avec intelligence[2] ».

Napoléon ne voulait pas trop presser Blücher afin de laisser le temps à Grouchy d’effectuer son mouvement tournant. Il est aussi possible que Marmont ait eu besoin de temps pour se réorganiser après la prise de Vauchamps. Sans oublier l’artillerie, qui ne pouvait suivre le rythme de progression l’infanterie et de la cavalerie que par la chaussée. Le bulletin dit que les Français étaient à deux heures au village de Fromentières[3].

Les divisions d’infanterie de Marmont et la cavalerie de Laferrière-Levesque poursuivent donc mollement les alliés en retraite. Pourtant le mouvement débordant de la cavalerie française sur sa droite inquiète Muffling qui constate également que Kaptsevich prend du retard et qu’une ouverture se crée entre les deux corps d’armée. Les Russes marchent en échiquier, comme sur un terrain de parade, les bataillons en colonne serrée, reformant les rangs à mesure que les hommes tombent sous les coups des poursuivants français[4]. Plusieurs aides de camps sont envoyés, demandant à Blücher d’accélérer le pas, mais ce dernier n’a qu’admiration pour le calme et le bon ordre du mouvement du corps russe; il ordonne même à Kleist de cesser de fuir et de faire halte! Ce dernier s’immobilise à la hauteur de l’étang s’étirant à l’ouest de Champaubert. Par précaution il pousse tout de même la cavalerie de Haacke au nord afin d’interdire à la cavalerie française l’accès à la plaine et l’encerclement qui suivrait.


La cavalerie française est l’artisan de la victoire de Vauchamps. Encore une fois pendant cette héroïque semaine, Napoléon en dispose abondamment, près de 7000 sabres, contre tout au plus 2000 que peut lui opposer Blücher. De gauche à droite, 12e régiment de chasseurs à cheval, 1er régiment de chevau-légers lanciers polonais de la garde et 7e régiment de cuirassiers. Photo: © Wilart studio

Müffling relate qu’entre Fromentières et Baye, Gneisenau songe à faire bifurquer la retraite de l’armée vers Sézanne afin de se joindre à la cavalerie russe qu’on lui annonce avoir atteint cette localité. Cependant, à s’écarter de la chaussée afin d’emprunter une route de traverse, il y a risque de perdre toute l’artillerie et d’isoler la petite division du General-major Udom II. Celui-ci, que l’on croyait en position à Champaubert et à l’entrée du bois de la Grande Laye, a reçu du général Kaptsevich l’ordre de se replier sur Étoges. Cette solution est donc écartée et le plan initial d’une retraite sur Étoges est maintenu.

La cavalerie de Grouchy, le 1er et le 2e corps de cavalerie, supportée par la division de cavalerie de la vieille garde de Guyot, est arrivée à La Chapelle-sous-Orbais et profite du terrain favorable pour se déployer sur plusieurs lignes. Devant la disproportion des forces, les deux régiments de cavalerie de Haacke, 400 hommes du Schlesisches Kürassier et 150 hommes du 8. schlesisch Landwehr-Kavallerie-Regiment se contentent de tirailler devant La Chapelle avant de se retirer en bon ordre derrière le ruisseau qui formait alors un immense étang près de la ferme des petits Bouleaux. À ce moment, le 1. schlesisches Husaren-Regiment est dépêché en soutien. Afin de continuer à couvrir la Chaussée, Von Haacke déploie les deux régiments entre la pointe du lac et le petit bois sur la route de Champaubert à Épernay, les hussards à gauche, les cuirassiers à droite. Les cavaliers français attaquent d’abord le 1. schlesisches Husaren-Regiment et poursuivent en un mouvement tournant sur la gauche du Schlesisches Kürassier. Ce régiment est simultanément attaqué de front. Rapidement balayés et forcés à la retraite vers la route d’Étoges, les cavaliers prussiens seront recueillis par les schlesischen Schützen qui occupent le défilé. Une quarantaine de Kürassier seront perdus dans cette affaire.

Kaptsevich a finalement rejoint le corps de Kleist. Sans se laisser impressionner, l’état-major prussien fait serrer les bataillons autour de la chaussée et avance comme un énorme carré en direction de la sécurité qu’apportera le défilé d’Étoges. La cavalerie française coupe la retraite aux corps d’infanterie alliée. Mais comme l’avait démontré la campagne d’Égypte du général Bonaparte, la cavalerie seule ne peut pas grand-chose contre une solide infanterie qui manœuvre en carré et affronte sans broncher les charges les plus déterminées.

Le vieux
Feldmarschall va donc devoir s’ouvrir un chemin à la baïonnette. Mêmes les artilleurs doivent mettre sabre au clair. L’utilisation des troupes légères se limite au minimum nécessaire. Ainsi, seul Champaubert est occupé par le 1er bataillon du 7. Reserve-Infantrie-Regiment déployé en tirailleurs afin de ralentir l’avant-garde du maréchal Marmont. La difficulté était maintenant de changer la formation de l’infanterie qui marchait en carré de chaque côté de la chaussée afin qu’elle puisse emprunter en une colonne le défilé d’Étoges, autant que possible sans s’arrêter. Cette opération prend du temps et Grouchy était bien résolu à en profiter pour bloquer le passage. Plusieurs charges sont lancées sur l’armée en retraite

« (…)je suis arrivé avant lui au-delà de Champaubert au défilé d’Étoges ; là ses masses ont été abordées et enfoncées, et un épouvantable massacre a été fait ; 4 pièces de canon et nombre de caissons ont été enlevés sur ce point ; le deuxième corps de cavalerie s’y est couvert de gloire ; les carabiniers ont fait nombre de charges, plus glorieuses les unes que les autres(…)[5] »




Près de la chaussée, car la plaine est impraticable pour l’artillerie, quelques canons russes sont mis en batterie tirent à mitraille sur la cavalerie française. Les carrés font feu à 60, à 30 pas… Le général Laferrière-Levesque a aussi rejoint par la gauche des alliées, si bien que l’enveloppement est total. Müffling relate que deux bataillons de l’arrière garde furent alors perdus[6]. Des carrés sont entamés, et la confusion devient grande. Levasseur, qui accompagnait le maréchal Ney relate que « cette masse de troupes marche ainsi en colonnes serrées, et toute notre cavalerie, comme un essaim d’abeilles autour d’elle, la harcèle et l’aiguillonne avec la lance[7] ».

Pendant un moment, l’épaisse colonne semble avoir été divisée en deux. Les officiers doivent se réfugier à l’intérieur des carrés, si bien que le contrôle et la coordination du mouvement devient impossible. L’état-major et le Feldmarschall Blücher lui-même sont un moment en danger d’être capturés par la cavalerie française. Le Generalleutnant Prinz August von Preussen aurait à cette occasion pris la tête du 2e bataillon du 2. westpreussischen Infanterie-Regiment et repoussé à la baïonnette les cavaliers menaçant. Ce n’était pas la première fois, ni la dernière d’ailleurs, que Blücher échappait de peu à la capture! Face au déshonneur d’une défaite, le vieux hussard a-t-il à a ce moment cherché la mort comme certain le prétendront? Nostiz, son aide de camp rapporte lui avoir dit : « Si vous êtes tué ici, pensez-vous que l’Histoire vous le pardonnera? » Est-ce, comme l’avance Ségur, l’excès du désordre qui les préserva ? Cavaliers français et fantassins russes et prussiens se retrouvent donc pêle-mêle, heureusement pour ces derniers la nuit approche.

« La nuit arriva et quoiqu’elle fût obscure nos cavaliers chargèrent avec la plus grande vigueur les carrés, les enfoncèrent et les taillèrent en pièces, tandis que les escadrons de service, le régiment (les Polonais) et les chasseurs chargèrent en front et en faisaient un grand carnage. Un capitaine de mon régiment nommé Jankowski et les lieutenants de l’escadron de service se distinguèrent beaucoup dans ces charges… plusieurs blessés. Le général Lion y fut égratigné. L’ennemi se retira dans un grand désordre, abandonnant son artillerie et un grand nombre de prisonniers. La nuit ne permit pas de le poursuivre jusqu’à Étoges. Il ne se fut pas échappé un seul homme de cette armée, commandée par cet imbécile de Blücher que, comme Wellington, le hasard a mis en évidence, si nous avions eu six pièces d’artillerie à la suite de la cavalerie de Grouchy[8] ».

La tombée de la nuit fini de couvrir le repli des alliées sur Étoges. Plus que la noirceur, c’est à l’état détrempé du terrain que Blücher doit son salut : l’infanterie y marchait avec peine et la cavalerie ne pouvait jouir de la mobilité propre à cette arme. Mais c’est vraiment l’artillerie qui se retrouvrait le plus handicapée. Les batteries à cheval attachés aux corps de cavalerie ne pouvaient tout simplement pas suivre hors de la chaussée. Grouchy, Fabvier, d’Autancourt et même les auteurs prussiens l’admettent : l’absence d’artillerie fit la différence entre une retraite peu glorieuse et une déroute catastrophique. Contre les carrés alliés, cette artillerie aurait été dévastatrice et la retraite bien hypothétique.

Quoi qu’il en soit, ce soir là, le moral est à son plus haut au quartier général français :
« On se battit jusqu’à la nuit en poursuivant l’ennemi, et l’empereur, ayant alors fait établir un feu de bivouac sur la route, s’y arrêta pour recevoir les rapports des généraux, donner ses ordres et expédier des courriers et des officiers d’ordonnance à Paris et aux autres armées. Il faisait interroger, en sa présence, quelques-uns des nombreux prisonniers qu’on lui amenait à chaque instant; il distribuait des récompenses aux militaires qui lui présentaient des drapeaux ou des canons enlevés à l’ennemi; il parlait avec gaité, avec abandon, à tout ce qui l’entourait et le contentement qui brillait sur son visage s’était communiqué à chacun de nous[9] ». Sans doute une ombre est-elle apparu sur le visage de l’Empereur à la lecture de la lettre du Ministre de la Guerre annonçant la perte de Montargis, la menace qui pèse sur Fontainebleau, mais surtout l’évacuation de Bray par Oudinot. Avec les divisions Friant, Meunier et Curial, Guyot et Laferrière, il rentra à Montmirail vers 9 heures du soir. Saint-Germain et Grouchy bivouaqueront sur le champ de bataille.



Le General-Lieutenant Peter Mikhailovich Kaptsevich, commandant le Xe Corps russe, et le General-Major Evstafiy Evstafjevich Udom (II) qui a réorganisé sous son commandement les restes du IXe Corps russes écrassé le 10 février à la bataille de Champaubert.
La bonne conduite de ses troupes pendant la bataille de Vauchamps fut remarquable, mais les pertes des Russes s’élevèrent pendant cette bataille à 2000 hommes sur les 9000 engagés. Plusieurs canons furent également perdus.


Notes

[1] Müffling, p.129.
[2] Pelleport, p.105.
[3] Bulletin du 15 février au matin, adressé à S. M. l’Impératrice reine et régente.
[4] « General Capczewitsch loitered, and marched en échequier, as on parade. The Field-Marshal, who was with the Russian troops, praised their order and composure, and replied to the message from the right wing recommanding speed to reach the wood of Etoges, that « nothing must be hurried. » Müffling, p.443.
[5] Rapport de Grouchy,
Correspondance des maréchaux.
[6] Müffling, p. 135.
[7] Levasseur, p.210.
[8] D’Autancourt,
Notes historiques.
[9] Griois, p.291.